n°60
août 2023
Qu’on l’écrive ou non, il y a toujours un livre à venir. Un livre que l’on aurait à lire, un livre que l’on aurait à écrire. Chez Maurice Blanchot, le livre à venir c’est celui dont le désir permet de finir le livre présent, il est présent déjà dans le livre qu’on écrit, ce livre que l’on pourra enfin écrire ensuite.
Ces temps de fin du monde ont l’étrangeté d’un délire jeté sur la réalité. Ce que l’on se refuse à croire arrive inexorablement. Ce qui semblait fiction il y a si peu devient réel étourdissant. Un sentiment d’abandon universel, entre violence et bêtise.
Qu’est-ce que la bêtise ? Elle se caractérise par le nivellement, celui qui veut que tout soit semblable, qu’il y ait indifférenciation des sexes, du langage, du désir. L’univers du même, du plus petit dénominateur commun. Si nous sommes passés du spectaculaire au diffus, comme l’écrit Guy Debord, l’avancée vers une situation plus complexe encore nous a entraînés vers une compréhension rendue de plus en plus impossible par les simplifications abusives de la langue, se métamorphosant dans la continuité de ce que dénonçait Klemperer dans son Lingua Tertii Imperii, ou Orwell dans 1984, la novlangue qui fait disparaître la réalité, les euphémismes qui bouchent la vue, la fausse réalité des « fake news ».
La société du Déni a remplacé celle du Spectacle et du Spectaculaire diffus, puis elle a été, elle aussi, remplacée par celle du Mépris, et enfin celle du faux, du Semblant. Une histoire de vessies et de lanternes encore, dans la rugosité d’un réel qui s’affirme de plus en plus chaotique. Mais aujourd’hui nous avons encore dépassé un stade, et c’est le Chaos qui devient la norme, qui n’étonne plus personne, qui devient la limite du réel.
L’été, la vacance ou la vacuité, accordent cette possibilité : revenir à la réalité immédiate. Se couper tant soit peu de la fenêtre sur l’horreur. Où l’on ne voit que ce l’on voit. Puis, au détour d’une radio, lointaine, les incendies, la guerre, la violence, quelques secondes suffisent, monsieur le Chef de Gare de la Tour de Carol, comme dans l’ancien disque d’avant mon départ pour le régiment (qui, heureusement, n’eut pas lieu), quelque secondes suffisent pour que l’on touche à nouveau à ce réel dont on se veut le plus possible tout à la fois éloigné et innocent. L’on sait pourtant que rentrer, comme on dit, va nous replonger dans l’impossible du drame, que l’on soit ou non connecté, cyberpunk, augmenté d’une IA infernale, ou simplement repris par les activités du quotidien, attachantes ou pénibles, joyeuses ou non.
Ainsi la bêtise comme nivellement à marche forcée s’autorise de la violence, de l’arasement, de l’anéantissement du sensible. Le sensible est-il encore possible dans l’incendie, alors qu’il ne reste qu’à fuir ?… Lutter contre, parfois. Jamais seuls. Peut-être bien cette contradiction-là que dans notre individualisme il est impossible de lutter contre les catastrophes créées en commun. On est toujours irrémédiablement seul.
Il arrive un temps où l’on voudrait vivre d’autres vies, connaître d’autres fortunes. Je ne sais si c’est pour échapper au réel ou pour mieux le construire, c’est à dire créer dans le réel, réaliser son dire. Les deux choses ensemble peut-être, comme si échapper au réel en permettait la construction, dans nos architectures subjectives.
Or ces autres vies, misérables ou fastueuses, nous pouvons les vivre, et mieux encore, les faire vivre. C’est par l’écriture, par le récit, la poésie, par toutes les formes de la littérature, que l’on parvient à s’échapper d’un réel parfois oppressant, et le reconstruire tant soit peu dans ce que l’on pourrait appeler la pensée de ce temps : on dit que les idées sont dans l’air, et que le génie est de savoir les attraper et les déployer. Ne faut-il pas faire sortir de sa lanterne magique ce génie subtil de l’écriture ? Attraper au vol ce que l’on pressent de l’air du temps, le diffuser, le déplier, le remanier, le travailler, le combiner ? C’est là tout l’espace d’un dire, l’espace d’un récit, d’un roman, d’une nouvelle, d’un poème.
Écrire n’est pas entrer dans un monde parallèle, c’est inscrire une trace sensible dans le réel, destinée, peut-être, à la réparation, à la construction, quel que soit le chemin pris, quel que soit ce que l’écrit montre, Choses vues de Victor Hugo, les descriptions de Zola ou Balzac, même l’ineffable Houellebecq ou la ravageuse Virginie Despentes, même encore les écrits répulsifs qui ne nous laissent pas sans réaction. L’on écrit ce que l’on a à écrire, comme de petits pansements sur les fissures du monde. Et pourtant réparer n’est pas un devoir, c’est une conséquence. Un ami et collègue, peintre et psychanalyste, Jean Fourton, m’interrogeait autrefois sur mon chemin secret, le chemin caché de Dante menant aux Enfers dont il s’était servi pour une grande toile. Il n’y a de chemin que dans le caché, le secret, il ne se dévoile que derrière les mots et le sens.
Nous étions il y a quelques jours chez le sculpteur Michel Lévy, qui nous faisait visiter les salles de son cabinet de curiosités, au dessus de l’atelier, après sa magnifique galerie à l’étage de sa maison de maître du XVIIIe, sculptures symbolistes, bronzes superbes, nous y avons parlé traductions de la Bible, apparitions de Lilith, et de sa peur qui lui interdit de la représenter. Amas de crânes, visages d’animaux, vases et objets rituels de tous endroits du monde.
Il me disait : il y a un moment où il faut préparer sa mort. Il me faisait penser à ce moment là au personnage du vieux peintre, Cornélius Berg, à la fin des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar. Il n’y avait pas de tristesse, simplement une évidence ; de tout cela il allait falloir faire quelque chose, transmettre absolument cette trace tout à la fois subjective et universelle. Dans l’atelier, la patine en cours d’un bronze.
Il y a toujours un livre à venir, une œuvre à venir.
Emmanuel Bing 240823
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