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Le sens du désir

Photo du rédacteur: Emmanuel BingEmmanuel Bing

Quelque chose s’éloigne doucement dans le soir. Ce sont les derniers jours d’été, et puis les choses reprennent, plus irréelles que jamais. J’écris dans le crépuscule, avec la sensation d’une étrangeté tenace, comme si le monde avait tourné, comme s’il était devenu illisible. C’est peut-être cela aussi, ce mouvement irrépressible d’écrire, c’est de tenter de lire le monde, de le rendre à nouveau déchiffrable, si tant est que l’on y soit un jour parvenu. Accommoder la vue ne suffit pas. Que les choses soient nettes ne les rend pas pour autant compréhensibles, appréhendables. Il est nécessaire non seulement de voir, mais de comprendre, de faire avec ce que l’on voit, selon son orientation propre, c’est-à-dire selon son désir.

Autour de moi des montagnes de papiers et de livres, dans mon petit bureau aux airs d’antre de sorcier et de tour d’ivoire mythique, une petite musique aigrelette sur la nuit qui tombe, notes de clavecin et de flûtes simples et clairsemées. Quelque chose avance également dans l’existence, peut-être que cette capacité de voir plus net encore, à mesure que le boulier des années gagne sur les clepsydres du jour, dans une sorte de silence ténu entre les notes, cette acuité nouvelle permet de distinguer entre les choses, de choisir entre les événements, et par ces choix, par la hiérarchie alors révélée, de donner peut-être un peu de sens à ce qui se présente comme une réalité immédiate, violente d’être là, évidente et brute.Chacun bien sûr a suivi sa route, son chemin sur les itinéraires de l’été, intérieurs, de voyages, de rêves sans doute. Des images de soleils et de palmiers, des images de mer, de plages, des images de tableaux, ceux de Hartung et de Bermann dans leur lieu magnifique, des tableaux et sculptures de Miró, la rencontre avec la mirifique villa Noailles sous une chaleur intense, pleine de souvenirs artistiques, et de discours d’artistes, Marie Laure de Noailles, Christian Bérard, Jean Cocteau, Oscar Dominguez, Max Ernst, Dora Maar, Salvador Dali.

L’étrangeté n’est pas dûe à l’idée du retour de vacances, de balade. Pas due seulement à la bascule climatique qui a lieu ordinairement vers le 15 août. Elle est le sentiment de ne jamais être en allé, et que le monde s’est transformé à vue autour de soi, sans que l’on perçoive les rouages, les mécanismes de l’illusion, comme dans le Palais de mirages du musée Grévin. Les événements politiques et géopolitiques sont présents, immédiats, entourés en permanence d’une vaste gangue de discours dont on a du mal à percevoir la pertinence tant les commentateurs semblent perdus dans leurs hypothèses, leur savoir passé pour un nouveau qu’ils n’accrochent que rarement, avec tout le sérieux raisonné qui fait d’eux des experts.

La violence du monde fabrique du non-sens. Les nouvelles tombent comme des bombes. On promet des désastres. Parfois, ils n’arrivent pas. Ce qui arrive est toujours inouï. La longue attente politique, la soi-disant parenthèse des jeux, le retour aux réalités premières, la précipitation des derniers événements gouvernementaux, le télescopage des procès fleuves, des faits-divers atroces, tout s’accorde pour construire un mur gris où le désastre abolit le désir. Du désastre l’on sait qu’il désigne l’absence de repère, la perte, absurde, de l’orientation signifiante. Le désir, qui désigne au contraire de manière nette là où ce situe ce qui manque, s’empare du manque de l’objet pour le faire advenir.

Certains espaces sont plus silencieux que d’autres, plus coutumiers du silence. Par exemple l’église de Saint-Loup de Naud, petite église romane, sur une hauteur, non loin de Provins. Il y a quelques jours encore elle était claire dans le soleil, claire et nue, dans une singulière simplicité. Diverses peintures anciennes, plus ou moins restaurées, dont des détails et la ligne claire renforcent le sentiment d’étrangeté. Un crucifix entre les bois d’un cerf en mouvement dans une scène dont on ne capte pas immédiatement le sens, des statues aux traits simples, stylisés. Sur un prospectus on peut lire qu’elle a inspiré James Joyce, Marcel Proust, quelques autres. Une sorte de livre d’or se trouve à l’entrée, comme pour un musée, une galerie de peinture. J’écris quelques mots de silence pour en dire l’absolue nécessité dans le calme du lieu. On ne sait quels drames romans ou modernes ont eu lieu, ni qui préserve assez la mémoire des églises, mais il s’y délivre un subtil et profond sentiment d’éternité. Plus loin, au-delà de la campagne, les toits de la Tour César et de la Collégiale Saint-Quiriace de Provins. Marcher dans le village désert. Plus tard, revenir.

Revenir du silence et trouver le monde irréel, tel qu’il ne devrait pas être, et se retrouver tous comme étonnés d’être là, de cet être-là hébêté par le sentiment de non-sens. C’est à ce moment-là, au moment voulu, au moment de conclure, alors, qu’il faut, pour nous tous qui écrivons, reprendre la plume, quand bien même elle ne nous aurait jamais tout à fait laissés, reprendre la plume comme toujours pour tenter, à nouveau, de délier la parole qui sourd, de parer aux impostures, de soulever quelque vérité, pour à nouveau, comme la très vieille tisserande des contes anciens et nouveaux, remettre l’ouvrage sur le métier, trame et chaîne, nouer et dénouer, il fait toujours beau au-dessus des nouages, dégager le sens, tenter de rendre encore un peu le monde plus lisible qu’il ne l’est.


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